Taylor Swift: le consumérisme au service du female gaze?
Début mai, j’ai eu la chance d’assister à l’un des 4 concerts donnés par Taylor Swift à Paris dans le cadre de son Eras Tour. Jupes à paillettes, santiags roses, longues robes blanches, il est rare de voir autant de fans faire un effort vestimentaire aussi coordonné pour un concert, un peu comme si c’était une Pride principalement consacrée aux femmes hétérosexuelles. Le concept même du Eras Tour, découpé en différents époques de la carrière de la chanteuse, des ères avec chacune leur style distinctif, est le terreau idéal pour nourrir la créativité des fans, leur identification et leur interprétation des codes partagés. Au milieu de ce champ de paillettes, nous sommes tous et toutes là pour les mêmes raisons : célébrer une artiste qui a partagé un période plus ou moins longue de notre vie, en compagnie des autres fans.
Ce partage est marqué par les bracelets d’amitié réalisés en groupe ou offerts à d’autres fans, avec des messages en rapport avec les eras ou les chansons qui résonnent le plus en nous, les maquillages et les vêtements extravagants, qui nous donnent le droit de nous déguiser, et de redevenir des ados, quel que soit notre âge. On reconnaît les autres fans même à l’extérieur du concert, et on pense pouvoir savoir quelque chose d’eux rien qu’à la tenue qu’iels ont choisie.
On performe une féminité qui, loin des codes et des injonctions à ne pas faire trop de bruit, à ne pas se faire remarquer, est libre de s’exprimer à l’abri du regard des hommes, dans un espace protégé, où pour une fois il est clair que cette performance n’est pas destinée aux hommes, mais aux autres fans. Pour une fois, on n’a pas à avoir peur qu’on nous accuse d’en faire trop, ou qu’un homme pense que notre tenue est un signe que l’on veut attirer son attention. Les hommes sont remis à leur place par la chanson « The man » dans laquelle Taylor Swift affirme qu’on n’aurait pas la même perception d’elle si elle avait été un homme.
Personne d’autre qu’une femme, pourtant, n’aurait pu créer ce phénomène : une femme en qui chacune peut se reconnaître, qui parle de ses amours, des ses ruptures, de ses erreurs, de sa réputation, comme si elle était comme nous. Une femme qui sait parfaitement user des réseaux sociaux pour passer des messages à ses fans les plus dévoués, mais qui malgré tout reste silencieuse quand il s’agit de problèmes de société et de conflits internationaux qui ne ratissent pas assez large pour lui permettre d’être accessible à toutes. Une milliardaire dont la vie n’a pourtant rien à voir avec celle de n’importe laquelle des ses fans, épinglée pour son usage abusif de jets privés, victime de théories du complot quant à son implication dans la politique américaine.
Il y a des couples queers qui dansent sur la chanson Lover, « Shade never made anybody less gay » pendant You need to calm down, des sorcières dans Willow, des danseurs masculins dans des chorégraphies typiquement féminines pendant Vigilante shit. Des fans théorisent que Taylor elle-même pourrait être secrètement queer, mais Taylor ne fait pas de vagues, rien qui pourrait vraiment lui couper un marché ou un public.
Tout le monde ne peut pas forcément venir au concert non plus. L’incompétence de Ticketmaster, dont le monopole est un réel problème dans l’industrie musicale, et les fans américaines qui profitent du fait que venir à Paris est parfois moins cher que d’acheter une place aux États-Unis, font que seuls les plus déterminés et seuls ceux qui ont assez d’argent à disposition peuvent obtenir des places. Et il y a toutes ces choses qu’on achète expressément pour, ou pendant le concert, parce que c’est un jour spécial, et qu’on s’autorise tout.
À côté de ça, il y a la joie de reconnaître d’autres fans à leur tote bag Taylor Swift, le sujet de discussion tout trouvé, le sentiment de liberté totale, d’avoir presque l’obligation de profiter à fond de chaque moment, de chaque détail du concert, d’être entouré des gens qui ne sont finalement pas si différents de nous. Le vrai respect des fans, 3 heures de show sans coupure, où chaque détail, chaque pose, chaque costume, chaque pixel est travaillé minutieusement.
Taylor Swift, c’est tout cela à la fois.