Ils ne veulent pas être tes amis
Comment on a brisé la nerd qui sommeillait en moi, et ce que j'aurais eu besoin qu'on me dise à 18 ans pour la protéger.
Ce soir, j’ai regardé la vidéo Why nerds joined the alt-right de Cheyenne Lin, qui parle notamment de la misogynie dans les milieux geek ou nerd (j’utilise ces termes comme ils sont expliqués dans la vidéo, de manière assez interchangeable). Ça m’a rappelé une chose à laquelle j’avais déjà pensé en voyant la vidéo de Léa Choue, lorsqu’elle disait “Beaucoup de femmes rêvent d’être regardées comme les hommes regardent leurs potes masculins”.
Cette phrase m’avait rappelé le début de mes études, dans un milieu peuplé en écrasante majorité par des hommes cis/hétéros/blancs qui s’identifiaient comme nerd ou geek. J’avais toujours grandi en étant la première de la classe, et également parmi les personnes avec les intérêts et les activités les plus “nerd” depuis le primaire et jusqu’au lycée. Pour Noël j’étais contente de recevoir des livres de maths, et je passais le plus gros de mon temps libre à lire, notamment de la science-fiction. Jusqu’à la prépa, je m’étais toujours imaginée travailler dans les sciences et je n’avais jamais eu l’impression que c’était un chemin qui me serait fermé.
Naturellement, quand je suis arrivée après le lycée dans cet endroit rempli de gens “comme moi”, j’ai eu envie de m’intégrer, de partager mes intérêts avec ces nouvelles personnes, et d’apprendre d’eux. Et pourtant, là où des garçons qui n’étaient pas plus “intéressants” ni moins socially awkward que moi s’intégraient au groupe sans aucun problème, je subissais des moqueries et je me trouvais toujours mise à l’écart, sans jamais comprendre pourquoi. Je redoublais d’efforts pour apprendre leurs références, m’intéresser à leurs passions, être gentille et à l’écoute. Pourtant, ce n’était jamais assez pour qu’ils m’intègrent réellement au groupe, ni même simplement qu’ils me respectent. Ces relations que je prenais pour de l’amitié étaient en fait des puits sans fond où je déversais une bonne partie de mon énergie et de mon intérêt. sans rien recevoir en échange à part des moqueries et des remarques désobligeantes.
Avec le recul, je vois une fracture nette cette année-là, qui marque la première fois où je ne me suis plus senti.e à ma place à me dire “nerd” et à m’intégrer dans les groupes de nerds, de peur qu’on me considère à nouveau comme un imposteur et qu’on me tourne le dos. Malgré le fait que j’ai des intérêts qui devraient me permettre de me considérer comme nerd, et que je ne crois pas qu’on devrait mettre de barrière sur ce terme, c’est devenu une private joke avec mes ami.e.s les plus proches que je dis que je ne suis pas nerd même quand je suis au milieu d’une activité ou que je m’intéresse à une chose qui rentre totalement dans cette catégorie.
À l’époque, quand j’essayais de m’intégrer avec mes camarades peu accueillants, je me suis demandé.e pourquoi. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à m’intégrer, alors que c’est si facile pour les autres ? Au début, je mettais tout cela sur le dos de mon apparence, qui était ma plus grosse insécurité à l’époque. Cette insécurité cimentait toute ma personnalité, et j’étais la première à faire des blagues dévalorisantes sur mon propre physique, ce qui contrairement à ce que je pensais, ne me protégeait pas, mais donnait exactement les bonnes armes à mes camarades pour appuyer là où ça fait mal. Je pensais que s’ils ne voulaient pas être mes amis, c’est que mon apparence et ma personnalité ne les attirait pas suffisamment. Je pensais que j’étais trop maladroite, que je n’étais pas assez drôle, pas assez cultivée et intelligente pour eux. Je me disais que c’était moi le problème, sans jamais voir sa vraie cause, et c’est aussi ce qu’ils me faisaient comprendre.
Ce que j’ai réalisé aujourd’hui, et que j’aurais eu besoin qu’on me dise à l’époque, c’est que ces hommes-là ne voulaient pas être amis avec une femme. Je ne le voyais pas parce que, naïvement, je ne pensais pas que mon genre était ce qui me séparait d’eux. Je me rendais bien compte qu’on n’attendait pas de moi la même chose pour pouvoir m’intégrer, et j’avais un début de réponse avec mon apparence. Mais la réalité, c’est que certains hommes, à certains moments de leur vie, sont incapable de respecter une femme comme ils respectent leurs amis masculins. Ces hommes-là étaient tout simplement incapables de me voir comme une égale, de me considérer comme drôle, intéressante, digne d’être écoutée. C’est si facile, pour un homme, de balayer d’un revers de la main ce que dit une femme, quand il l’aurait soutenu si c’était sorti de la bouche d’un homme. C’est si triste et si frustrant, et pourtant c’est difficile à remarquer quand on n’y fait pas attention, parce que tout est fait pour qu’on regarde ailleurs.
Finalement, quand bien même j’aurais été attirante sexuellement ou romantiquement pour eux, ils n’auraient pas voulu être mes amis: ils auraient voulu coucher avec moi, pour pouvoir en parler à leurs véritables amis masculins, qui sont leur relation la plus importante. J’aurais eu beau tout essayer, au bout du compte, je n’avais aucune chance de recevoir l’amitié que je voulais, d’égal à égale, parce qu’ils n’avaient aucune envie de me la donner. Peut-être parce qu’ils trouvaient ça drôle de me torturer, parce que c’est agréable d’avoir un peu de pouvoir sur quelqu’un. Peut-être parce qu’ils me trouvaient trop désepérée, à revenir à la charge alors que tous les signaux auraient dû me dire de laisser tomber et de trouver d’autres amis. Peut-être qu’ils ne s’en rendaient même pas compte, eux pour qui rien ne mettait en doute leur appartenance à ce milieu.
C’est d’autant plus malheureux pour moi que je n’ai jamais compris pourquoi mon genre impactait ces relations, parce que moi-même je ne le voyais pas comme quelque chose qui devrait changer ma manière d’interagir et d’être perçu.e par les autres. Aujourd’hui, je sais que je suis non-binaire et que cela a joué dans ma relation avec mon corps et dans mon incompréhension de ces frontières invisibles du genre qui avaient été mises en place par ces hommes. Je ne comprenais pas qu’ils ne voulaient surtout pas qu’une femme soit “comme eux” et que je me tirais une balle dans le pied en essayant de leur ressembler. Les femmes qu’ils laissent entrer dans leur vie, ce n’est pas parce qu’elles sont l’un d’entre eux. Ils attendent d’elles qu’elles remplissent un rôle très différent de leurs amis. En étant presque comme eux, j’étais plus menaçante qu’autre chose, parce que je me mettais sur le même plan qu’eux. Ils devaient me mettre à l’écart, me différencier, pour se conforter eux-mêmes dans leur manière de voir les femmes comme intrinsèquement différentes d’eux et se convaincre qu’ils avaient raison de ne pas les respecter.
Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, ni s’ils ont ouvert les yeux sur leurs relations avec les femmes. Je l’espère d’une manière générale parce que les hommes qui n’ont pas d’amiEs femmes sont des proies faciles pour la manosphère, mais sur le plan personnel, ça m’est égal. Je leur ai déjà consacré assez d’énergie, et je suis bien heureux.se de pouvoir dire que ces hommes me laissent indifférent.e, qu’ils ne m’intéressent plus. Sans les lunettes rosées du patriarcat et de l’hétéronormativité, ils me paraissent beaucoup moins intéressants que n’importe qui d’autre.
Ce qui m’importe, c’est ce que j’ai perdu à cause d’eux, comme tant d’autres personnes qui n’ont pas le bon genre, la bonne couleur de peau, le bon corps, pour être nerd. Je ne sais pas si je récupérerai un jour cette confiance aveugle et innocente que j’avais dans mon appartenances aux milieux nerds, geeks, aux sciences et à la science-fiction. Je continue de suivre mes passions là où elles m’emmènent, et j’espère retrouver cette petite nerd qu’ils ont fait se cacher si loin à l’intérieur de moi.