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Où sont les vie.ille.ux non-binaires?

Récemment, je me suis rappelé.e d’une histoire que l’on raconte souvent dans ma famille. Il faut savoir que ma grand-mère peut être très maladroite dans ses interactions avec les autres. Je voyais à l’époque cette histoire comme une histoire drôle, une énième gaffe que l’on pouvait utiliser pour se moquer gentiment d’elle.
L’histoire peut être résumée très simplement : depuis toujours, elle allait faire les courses à son épicerie favorite. Un jour, le vendeur qu’elle avait l’habitude de voir, et à qui elle avait dit “Bonjour Monsieur” tous les jours jusque-là, n’était plus là. Alors elle a demandé: “Il n’est plus là, le vendeur de d’habitude?”. Et le patron de l’épicerie lui a répondu que non, “[Prénom de femme] est partie à la retraite.”
À l’époque, tout comme ma famille, je trouvais cette histoire très drôle. Ma grand-mère, incapable de deviner correctement le genre d’une personne pendant plusieurs années ! Je me demandais parfois pourquoi lae vendeureuse ne l’avait jamais corrigée, mais ma réflexion n’allait pas plus loin.

Je me suis penché.e à nouveau sur cette histoire, après m’être questionné.e longuement sur mon propre genre, et avoir lu Tomboy survival guide, de Ivan Coyote.
Je ne la vois plus comme une histoire drôle, comme une maladresse de la part de ma grand-mère. Ce n’est pas drôle que ma grand-mère ait mal deviné le genre de cette personne. Ce n’est pas drôle que cette personne ait une présentation de genre qui ne correspond pas à son prénom. Ce n’est pas parce que son patron l’appelle par un prénom féminin que cette personne est une femme.

Je ne saurai jamais quel était le genre de cette personne. Était-ce une butch très masculine, ou bien un homme trans ? S’iel ne l’a jamais corrigée pendant toutes ces années, est-ce que cela veut dire que c’est un homme ? Ou simplement que cela ne lui importait pas ? Est-ce qu’on ne l’appelait par un prénom féminin uniquement parce que c’était ce qui était écrit sur sa carte d’identité ?
Ou bien suis-je en train de rechercher désespérement des miettes de représentation parmi des choses qui n’ont rien à voir avec la transidentité ou les représentations queer ?

Mais j’ai besoin de mes héros. J’ai besoin de trouver mes exemples, des gens comme moi, pas seulement dans la grande histoire, mais aussi dans la petite. Dans la vie des autres, de ceux qui ont construit qui je suis. Je ne peux pas être lae seul.e, je ne peux pas être lae premier.e. Il a bien dû y en avoir d’autres avant moi, d’autres comme moi.
Si je veux qu’ils me voient, moi, cela m’aiderait de trouver de telles représentations dans notre passé, de prouver que des gens comme moi existaient déjà, et que cela existera encore longtemps. Que ce n’est pas seulement à la télé, parmi les activistes, sur les réseaux sociaux. Que c’est aussi la personne à qui tu achètes tes courses tous les lundis matins.

Le livre d’Ivan Coyote a rempli une grande partie de ce besoin de représentation pour moi. Je n’avais jamais lu de représentation de cet aspect de mon identité auparavant. J’écrirai sans doute un autre article sur ce livre à l’avenir, mais en un mot ce livre était une vraie bouffée d’air frais pour moi. Je ne m’identifie pas à tous les aspects de sa vie, et notre identité ainsi que notre présentation de genre sont différentes. Mais savoir qu’une personne de plus de 40 ans a un jour ressenti les mêmes choses que moi, et les ressent toujours, m’a fait me sentir beaucoup moins seul.e, et m’a montré un avenir que je n’osais pas imaginer. Je me projette rarement dans un avenir lointain, pour diverses raisons, mais ma sexualité et mon identité de genre ont toujours beaucoup pesé là-dedans. Comment se projeter quand le modèle est d’être dans une relation hétérosexuelle, de vieillir dans un corps qui n’est pas exactement le nôtre, entourés de gens qui ne nous comprennent pas vraiment ? Tout cela en pensant que les questions qui nous taraudent n’ont sûrement pas de réponses. Qu’elles sont honteuses, qu’il s’agit de quelque chose qui est brisé à l’intérieur de nous, quelque chose qu’on a raté, qu’on a perdu.
Ivan Coyote me montre que ces réponses existent, que des gens comme moi existent, qu’iels ont toujours existé, et que j’ai un avenir. Avoir des personnes LGBTQ+ dans ses représentations, mais aussi dans son entourage, est essentiel. Quand je ne vois la représentation sur les réseaux sociaux, les seules personnes que je vois sont des personnes de mon âge, voire plus jeunes. Sans doute que leur apparence finalement normée, même si peut-être pas dans des normes binaires, les favorise. C’est aussi, simplement, que les jeunes sont plus souvent sur les réseaux sociaux. Où sont les vieux queer? Comment savoir ce que l’on va devenir, si on ne le voit pas?
Comment savoir que ce n’est pas quelque chose de nouveau, que ce n’est pas une phase, pas un caprice, s’il n’existe pas de personnes non binaires de plus de 30 ans dans nos représentations?

Les médias en live-action dans lesquels j’ai vu des personnes non binaires (récemment Sex Education et Heartbreak High1) sont destinés aux adolescents. Les personnes non binaires représenté.es sont des lycéen.e.s. Iels sont déjà assez sûr.e.s d’eux et de leur identité pour reprendre les adultes cisgenres lorsqu’ils utilisent les mauvais pronoms. Iels savent défendre leur place avant même d’avoir quitté le lycée.
Moi-même, à 24 ans, je ne suis out qu’à une poignée de personnes elles-mêmes trans pour la plupart. Je n’ose même pas dire mes pronoms à des personnes cisgenres de peur de les déranger. À l’âge de ces personnages, je ne connaissais que vaguement l’existence des femmes trans, et pas du tout les hommes trans ou la non-binarité. Je ne savais pas que d’autres personnes pouvaient avoir les mêmes questionnements et insécurités que moi.

C’est pour cela que je ne me reconnais pas dans ces représentations. Ces personnages sont aspirationnel.le.s, inspirant.e.s, oui. Leur force et le fait qu’iels soient sûr.e.s d’elleux me montre que je pourrais moi aussi, un jour, ne plus m’excuser d’exister. Mais je ne me reconnais pas dans ces personnages qui n’ont pas de failles, qui ne doutent jamais de leur identité, qui ne se mégenrent jamais elleux-mêmes, qui ne se demandent jamais s’iels on fait une erreur, s’iels ont bien le droit de prendre la place qu’iels prennent.
Je sais qu’il s’agit également d’une différence de générations, et qu’en presque une dizaine d’années, beaucoup de choses ont changé. Là où mes ami.e.s queer n’étaient out qu’à leurs ami.e.s les plus proches quand nous étions au lycée, j’entends que leurs petits adelphes sont out auprès de tout leur lycée, et même de leurs professeurs.

C’est une autre époque, et des modèles comme Ivan Coyote me semblent plus abordables. Il ne s’agit pas de gens qui sont plus jeunes que moi et savent déjà mieux que moi quelle est leur identité de genre, là où je doute constamment. Les jeunes me poussent à penser qu’il est déjà trop tard pour moi. Ivan Coyote me montre qu’il n’est jamais trop tard. On peut faire une mamectomie à plus de 40 ans après avoir passé des annéees avec un binder. Notre société et son culte de la jeunesse m’ont toujours fait croire qu’il fallait tout savoir maintenant, tout faire maintenant. Ivan Coyote me dit que j’ai le temps, et c’est de ça que j’ai besoin. Nous ne cessons pas d’être non-binaires quand nous sortons du lycée et que nous entrons dans le monde du travail. Nous ne cessons pas d’être non-binaires quand nous ne correspondons plus aux critères de casting d’une série pour adolescents. Nous existons partout dans la société, même quand ce n’est pas pour faire une jolie répresentation innoffensive. Nous participons aussi à la marche du monde. Nous existions déjà avant ces séries, même si le reste de la société n’avait pas les mots pour nous décrire, même si nous n’avions pas l’espace de créer nos propres représentations.
Mais si on ne nous représente que sous la forme d’enfants, ou d’êtres non-humains dans des mondes imaginaires qui n’ont rien à voir avec le nôtre, comment pouvons-nous exprimer notre voix ? Quand nous montrera-t-on des personnes non-binaires adultes, dont la voix pèse réellement dans la société, et qui sont en charge de leur propre vie, comme les autres ? Où trouver un autre modèle, comment vieillir en n’étant pas binaire ?

Bien sûr, je suis content.e que ces représentations d’adolescents existent, car je serais sans doute une personne plus sûre. de moi aujourd’hui si je m’étais contruit.e avec eux comme modèle. J’aime à penser que les personnes non-binaires qui sont né.e.s quelques années après moi ressemblent vraiment à ces personnages, et qu’iels trouveront leur place plus facilement que moi. En attendant, je continuerai de chercher des personnes non-binaires ailleurs que sur les sentiers battus, qui ne ressemblent pas à une version prémâchée pour une série facile à visionner ou un algorithme friand de personnes maigres, androgynes et blanches, mais des personne réelles, qui nous ressemblent.

  1. J’exclus volontairement les représentations que j’ai vues dans des dessins animés, The Owl House et She-Ra and the Princesses of Power pour différentes raisons: le monde dans lequel se déroule ces histoires n’est pas réaliste, et les personnages n’évoluent pas dans une société et avec un parcours ou une vie quotidienne à laquelle je puisse m’identifier. Leur identité de genre n’est pas explorée ni expliquée, et Double Trouble comme Raine ne sont pas humains. ↩︎

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